De Jaurès à Gattaz : l’impossible synthèse ?

Manuel Valls et Pierre Gattaz, le 27 août

crédit : AFP

« Moi, j’aime l’entreprise ! », il existe « un problème du coût du travail dans notre pays », « une mesure favorable à l’entreprise est une mesure favorable à tout le pays », il est enfin « absurde de parler de cadeaux aux patrons ». Ces quelques extraits du très enthousiaste discours de Manuel Valls prononcé à l’université d’été du MEDEF font figure de cataclysme dans la gauche française et constituent, pour beaucoup, un casus belli. L’université d’été du Parti socialiste va s’ouvrir dans une ambiance pour le moins agitée. Le Premier ministre n’a jamais caché son admiration pour Tony Blair et son New Labour et semble faire sienne la célèbre phrase de son modèle : « Ce qui compte, c’est ce qui marche ». La mondialisation économique impose un libéralisme offensif, la réduction des déficits et les entreprises sont les seuls moteurs de la croissance : il faut donc les favoriser. Quitte à faire payer l’essentiel de la réduction desdits déficits aux ménages, puisque la croissance est la priorité. La politique extérieure française peut aussi devenir franchement pro-israélienne et atlantiste, comme en son temps celle de Tony Blair…

Le tournant social-libéral assumé du gouvernement ne saurait constituer une énorme surprise, surtout lorsqu’on connaît les options idéologiques revendiquées du Premier ministre. Subsiste toutefois une difficulté majeure pour la réussite de ce tournant : l’assise populaire et électorale. Si Tony Blair avait été élu en énonçant clairement son programme et après avoir purgé le vieux Labour de ces éléments jugés « sectaires » et archaïques, ce n’est pas le cas de Manuel Valls dont on rappellera qu’il n’avait guère réuni que 5,63 % à la primaire socialiste de 2011. Le gouvernement Valls II ne peut se prévaloir d’un large soutien de l’opinion, les sondages le montrent semaine après semaine : il tente le pari de retourner la tendance à la baisse par une ligne claire, assumée mais bien moins « à gauche » que le programme du candidat Hollande. Pour Manuel Valls, cette ligne modérée, presque centriste, est la seule à même de lui permettre d’être désigné candidat à la présidentielle face à une droite « dure » et divisée (qui devra chasser sur les terres frontistes) et à Marine Le Pen. Il est même probable qu’il envisage, en bon rocardien, une ouverture au centre, sa dernière carte pour élargir une base électorale qu’il sait très fragile.

Le risque, Manuel Valls l’a d’ailleurs bien compris, est l’éclatement du PS, la décomposition de la gauche en une multitude de chapelles plus ou moins groupusculaires. Enfin, à terme, l’échec cuisant à l’élection présidentielle. Le Premier ministre parie à l’inverse sur la réussite de son gouvernement de gauche modérée à tendance technocratique. Il compte enfin, sans le dire, sur la décision de François Hollande de ne pas se représenter, laissant le champ libre à son premier ministre (un peu) plus populaire que lui : son courage politique et son positionnement centriste lui permettraient alors d’apparaître comme l’élément rassembleur de la gauche réformiste et du centre. Il a en somme pour projet de sauver la gauche en la déracinant sur le plan idéologique.

Car le discours sans nuance du 27 août tourne le dos à l’histoire de la gauche française. C’est peut-être là que le bât blesse pour de nombreux militants : la déclaration d’amour aux entreprises touche aux symboles, à l’inconscient de la gauche, à l’histoire des luttes syndicales. Le discours de Manuel Valls à l’université du MEDEF est celui d’une deuxième gauche « décomplexée », d’un rocardisme sous amphétamines et amputé de son volet « social ». Une gauche qui, pour pouvoir gouverner sans (trop) de contradictions, assume un virage libéral. Écartée d’un revers de main et sans consultation, la social-démocratie à la papa. Oubliées, les « 50 propositions » de François Hollande et son « ennemi », la finance. En faisant l’éloge des entreprises sans retenue ni nuance, Manuel Valls a fait plaisir aux patrons français, qui n’en attendaient pas tant. Il n’a pas trahi ses convictions, lui qui a toujours assumé préférer Clemenceau à Jaurès. Il a procédé à l’enterrement de ce qui restait des analyses marxistes des rapports de production.

Pour quel résultat, à terme ? Le patronat français se mettra-t-il soudainement à voter socialiste ? Cette véritable rupture idéologique, désormais assumée après avoir été si longtemps rampante, est-elle à même de redonner un socle, un projet au socialisme français ? Ou constitue-t-elle, à l’inverse, son chant du cygne, prélude à une recomposition du paysage politique ?

Agrippine

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