Attentat d’Istanbul : la Turquie de retour parmi le concert des nations ?

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L’aéroport Atatürk en état de siège, le 28 juin 2016

La Turquie est endeuillée par un nouvel attentat suicide, cette fois dans l’aéroport le plus sécurisé du pays : le président Erdogan en sort-il pour autant affaibli ? Ou est-ce à l’inverse le signe d’un retour de la Turquie parmi les pays « respectables » en matière de relations internationales ?

L’attentat contre l’aéroport Atatürk, le 28 juin dernier, signe la fin définitive de l’alliance stratégique entre le pouvoir turc et les mouvement islamistes jihadistes. Celle-ci était déjà mal en point depuis la normalisation en cours des relations entre la Turquie et deux puissances orientales majeures : la Russie et Israël.

La Turquie d’Erdogan, de plus en plus autocratique et conservatrice, rétrograde même, retrouve paradoxalement une place de choix dans les alliances régionales et mondiales, ce qu’il est convenu d’appeler le concert des nations. Il est probable qu’Erdogan ait finalement pris conscience des conséquences désastreuses de sa politique extérieure récente : à trop vouloir soutenir l’opposition à Bachar al-Assad, il a ouvert les portes de la Turquie aux plus extrémistes, permettant la livraison d’armes, le trafic d’hydrocarbures et transformant la frontière turco-syrienne en passoire à candidats au jihad. Une boîte de Pandore : les plus radicaux des jihadistes reprochent aujourd’hui à la Turquie son soutien à Israël et à la coalition internationale contre le « califat » de l’EI (même si ce soutien est pour le moins mesuré).

Erdogan et ses conseillers ont sans doute conclu que le jeu n’en valait pas la chandelle. L’obsession antikurde du président turc a failli lui coûter sa respectabilité et a engendré des tensions croissantes avec l’allié américain : tout à sa crainte d’une « entité » kurde autonome entre la Turquie, l’Irak et la Syrie et du retour de l’Iran sur la scène régionale, le président turc a frayé avec les forces les plus radicales de la galaxie anti-Assad, bloquant par exemple les renforts kurdes pendant le siège de Kobané. Les relations avec la Russie étaient même proches de la rupture depuis novembre 2015, lorsqu’un avion de chasse russe avait été abattu par la DCA turque, tuant le pilote.

L’armée turque a envahi des zones kurdes, pillonnant des villes et des villages, la guerre contre le PKK semblant reprendre comme dans les années 1980 alors que les autorités turques étaient jusque là engagées dans des négociations plutôt fructueuses avec l’organisation séparatiste. La rhétorique guerrière a repris le dessus, la propagande et la répression ont suivi contre tous les opposants – de gauche, démocrates, accusés de soutien au « terrorisme » pour une simple pétition.

Mais on ne peut jouer trop longtemps sur deux tableaux. A trop combattre les Kurdes et Bachar al-Assad, le gouvernement turc s’est trouvé piégé, isolé par une stratégie complexe et surtout très périlleuse qui a fini par lui coûter une partie de sa respectabilité internationale. Or la Turquie n’est pas l’Iran de Khomeyni : elle a besoin des investissements étrangers, des touristes, d’une image positive et dynamique et non de celle d’un pays ami des jihadistes qui passe son temps à menacer la Russie d’une guerre.

Les attentats de l’EI en Turquie ont parfois pu paraître ciblés, notamment lorsqu’ils ont été menés en territoire kurde ou contre des rassemblements du HDP, le parti pro-kurde. Ils étaient alors étonnamment proches des intérêts du pouvoir d’Ankara, ce qui a alimenté de nombreuses théories sur une manipulation des kamikazes par les services secrets. Il est vrai que ceux-ci ont longtemps instrumentalisé l’extrême-droite nationaliste pour faire le « sale boulot » : assassiner des journalistes gênants (Hrant Dink étant la victime la plus tristement célèbre), attaquer des permanences de partis kurdes…

La stratégie de Recep Erdogan est désormais inverse : renforcer les liens avec Israël (accords du 26 juin signés à Genève) après des années de soutien au Hamas, se rapprocher du rival russe et ménager les Américains. Le tout pour des raisons à la fois purement économiques et géostratégiques, mais aussi pour assainir l’image internationale de son pays, qui ne peut se permettre un isolement croissant qui assècherait les investissements et ferait fuir les touristes, déjà peu rassurés par les attentats réguliers sur le sol turc. Enfin, et surtout, Erdogan veut avoir les mains libres pour mener sa politique intérieure : contre les Kurdes d’une part, qui ont de quoi s’inquiéter de cette « normalisation » turque (le HDP en particulier, qui risque d’être interdit), contre ses opposants ensuite . Journalistes, avocats, professeurs sont menacés, emprisonnés, harcelés par la police et une justice aux ordres. La série d’articles « La charnière » d’Olivier Bertrand publiée par Les Jours creuse cette complexité entre répression de l’opposition, attitude paradoxale envers les réfugiés syriens et rhétorique guerrière.

Recep Erdogan n’est rien d’autre, au fond, qu’un autocrate plus raisonnable que d’autres, ou mieux entouré : il sait que la Turquie est un acteur majeur au Moyen et au Proche-Orient. Il pense pouvoir renforcer sa mainmise sur le pays et son pouvoir personnel au moyen d’une forme de « dictature douce », pour reprendre une terminologie du temps de la guerre froide- qui servait à désigner les régimes autoritaires pro-occidentaux et moyennement répressifs, tel l’Iran du Shah. Il le fait avec nettement plus de finesse qu’un Al-Sissi en Egypte. C’est une stratégie subtile, de la realpolitik que ne renierait pas Kissinger et qui pourrait porter ses fruits tant la recherche d’alliés stables est l’obsession des Occidentaux et des Israéliens- même si les Américains restent très liés aux forces kurdes en Syrie et en Irak et si notre Bernard Henri-Lévy soutient les combattants « peshmergas »…

Si la Turquie obtenait le « lâchage » des Kurdes et les mains libres autour de sa frontière avec la Syrie, comme elle le réclame depuis longtemps, les démocrates turcs et les Kurdes de Turquie, pour leur part, plongeraient dans un long hiver.

Agrippine

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