
Crédits : ICAN (icanw.org)
La nouvelle n’a pas fait grand bruit, mais cela fait maintenant deux semaines qu’a démarré la deuxième session de négociations de l’ONU pour un traité d’interdiction des armes nucléaires, qui fait suite à la première session de mars. Ces négociations sont le fruit d’un projet de résolution (le L.41) voté le 27 octobre 2016 à l’ONU et intitulé « Faire avancer les négociations multilatérales sur le désarmement nucléaire ». La France, la Grande-Bretagne, les États-Unis et la plupart des pays de l’OTAN ont voté contre et aujourd’hui, aucun pays doté d’armes nucléaires n’est à la table des négociations onusiennes. Ces pourparlers doivent aboutir à un texte définitif et « juridiquement contraignant » d’ici le 7 juillet qui devrait être voté à l’automne par l’Assemblée générale. Un texte préliminaire a été publié le 22 mai dernier par l’ambassadrice du Costa Rica et dispose que chaque Etat signataire devra s’engager « à ne jamais, quelles que soient les circonstances, développer, produire, fabriquer, acquérir, posséder ou stocker des armes nucléaires ou autres engins nucléaires explosifs [et] à ne jamais utiliser d’armes nucléaires ».
Le but ici n’est pas de traiter de la nécessité du désarmement nucléaire – les argumentaires sont nombreux, comme celui de la Campagne Internationale pour Abolir les Armes Nucléaires (ICAN) [1] – mais de l’inaction de la France sur ce sujet. Le débat sur les armes nucléaires peut s’avérer complexe, car il possède des aspects militaires, technologiques, politiques, géostratégiques, économiques, éthiques, humanitaires et mémoriels. De nombreuses mesures peuvent être prises et ont été prises pour le désarmement nucléaire, de la levée de l’état d’alerte (le fait d’avoir des missiles nucléaires prêts à l’emploi dans le quart d’heure) et de la déclaration de non-agression en premier, au contrôle et à la transparence des stocks d’armes, en passant par la limitation de leur type, de leurs utilisations et de leur nombre. Mais beaucoup de traités ont été signés dans ce sens entre les années 50 et les années 90, des traités de limitation de leur usage (dans l’espace, dans les fonds marins) aux déclarations de zones exemptes d’armes nucléaires (l’Afrique, l’Antarctique, l’Amérique du Sud, le Pacifique Sud, l’Asie du Sud-Est et l’Asie Centrale), en passant par les innombrables traités bilatéraux entre les États-Unis et la Russie (START, SALT, SORT). Parmi eux, le texte majeur est le Traité de Non-Prolifération des armes nucléaires (TNP) signé en 1968, et qui dispose dans son article VI que :
Chacune des Parties au Traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace.
La France, qui a adhéré au TNP en 1992 et ne manque jamais de le faire savoir pour prouver sa bonne foi en la matière, n’a pourtant pas suivi les engagements de l’article VI, puisqu’elle exerce un blocage sur ce sujet depuis une vingtaine d’années. Depuis la fin des années 1990, où elle a réduit de moitié son budget pour le nucléaire militaire, ratifié le Traité d’Interdiction Complète des Essais Nucléaires (après quelques menus essais dans le Pacifique), démantelé sa force de dissuasion terrestre et commencé à démanteler ses installations de production de matières fissiles militaires, la France n’a quasiment rien entrepris pour le désarmement nucléaire. Seuls les effectifs de la composante aéroportée ont été réduits d’un tiers par Nicolas Sarkozy en 2008. Le Royaume-Uni a, pour comparaison, entrepris bien plus d’efforts, en annonçant sous Tony Blair une diminution d’un quart de ses ogives nucléaires opérationnelles d’ici à 2025.

Crédits : ICAN
Le discours, français, à base de « pérennisation », de « modernisation » et de « consolidation », va totalement à l’encontre des objectifs du TNP, et ce dans l’hypocrisie la plus totale. Ainsi, la page du site francetnp.gouv.fr consacrée au désarmement nucléaire explique 1° que la France a toujours été exemplaire, 2° qu’il faut agir et non parler, 3° que la France a déjà beaucoup fait il y a longtemps, 4° que les États-Unis et la Russie devraient en faire davantage, 5° que quand même, il n’y a pas que le désarmement qui compte, il y a aussi tous les sujets annexes sur lesquels la France s’est déjà engagée (mais pas par exemple de moratoire sur les victimes d’essais nucléaires) et 6° que maintenant qu’on a bien évité le sujet, on peut parler de tout ce que la France fait pour le désarmement non-nucléaire. Le discours présidentiel est du même acabit, en expliquant qu’il faut agir et en même temps qu’il faut aussi attendre jusqu’à nouvel ordre. Pour preuve ce discours de François Hollande à Istres en 2015 :
Je partage donc l’objectif, à terme, de l’élimination totale des armes nucléaires, mais j’ajoute : quand le contexte stratégique le permettra. La France continuera d’agir sans relâche dans cette direction. Elle le fera avec constance, avec transparence, avec vérité, j’allais dire avec sagesse et en bonne intelligence avec les Alliés. Le désarmement nucléaire ne peut pas être une incantation ou même une invitation !
Le discours officiel français, qui consiste à louvoyer mais en fin de compte à ne jamais remettre en question la force de dissuasion nucléaire, s’accompagne d’une inquiétante absence de débat public. Par exemple, le public a été très peu informé en 2016 – non que l’information ait été cachée, mais simplement jugé médiatiquement inintéressante – du doublement du budget consacré à l’arsenal nucléaire, qui passera d’environ trois milliards d’euros par an à six milliards d’ici à 2030, presque équivalent à celui de la justice. Le Parlement n’a quasiment pas été consulté sur un sujet jugé comme relevant du domaine présidentiel, et quand il s’implique sur la question, c’est pour répéter la doctrine du gouvernement, de la diplomatie et de l’armée, à l’image de ce rapport d’information publié en 2016 par la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat, qui relève du dithyrambe :
[La France] applique un principe, celui de la stricte suffisance, et maintient son arsenal au niveau le plus bas possible, compatible avec le contexte stratégique. Quand la sécurité internationale s’améliore, la France en tire les conséquences. Elle l’a fait avec la fin de la guerre froide. La France a, aujourd’hui, un bilan exemplaire, et unique au monde, en matière de désarmement nucléaire.
Le problème n’est pas tant que la France refuse d’envisager un quelconque traité d’interdiction des armes nucléaires – cela serait souhaitable, mais on peut arguer que ce n’est pas la bonne méthode ni le bon moment – mais tout simplement qu’aucun geste n’est fait, qu’aucun mot n’est prononcé pour ne serait-ce que suggérer que la dissuasion nucléaire serait une chose à reconsidérer ou à questionner. Les armes nucléaires sont officiellement considérées comme une évidence, pour des raisons à la fois économiques et industrielles, sécuritaires (« le monde est de plus en plus dangereux », « la menace n’a jamais été aussi élevée », etc.) et politique (il est jugé trop coûteux par la plupart des partis politiques de remettre en cause la dissuasion nucléaire). Surtout, la France se considère (parfois à tort, parfois à raison) comme un « overachiever », c’est-à-dire une puissance en réalité moyenne qui détient un statut de grande puissance. C’est la fameuse « grandeur de la France » (aujourd’hui, on parlerait plutôt de « la voix de la France dans le monde »), qui fait qu’un pays de 65 millions d’habitants économiquement en berne peut se permettre de s’asseoir à la table des décideurs mondiaux. La détention de l’arme nucléaire, bien davantage que de « garantir sa souveraineté nationale », permet à la France d’entretenir une logique de club, c’est-à-dire l’impression d’appartenir à l’aristocratie des nations.

Crédits : Ouest-France / Jean-Yves Desfoux. Le sous-marin lanceur d’engin « Le Terrible » en 2008.
La tribune publiée dans Le Monde en 2009 par Alain Juppé, Bernard Norlain, Alain Richard et Michel Rocard fut sans doute la seule initiative médiatique un tant soit peu récente à remettre en cause la doctrine française, en expliquant que la dissuasion nucléaire n’était plus adaptée aux défis actuels faits à la sécurité internationale, et que le TNP avait perdu de son efficacité dans son œuvre de non-prolifération des armes nucléaires, rendant urgent pour la France « [d’affirmer] résolument son engagement pour le succès de ce processus de désarmement et sa résolution d’en tirer les conséquences le moment venu quant à ses propres capacités, en ouvrant les débats nécessaires dans ses institutions démocratiques et en préparant activement les échéances prochaines de négociation ». Ainsi, jamais il n’est question en France de savoir si la dissuasion nucléaire répond aux exigences de la guerre moderne, si elle ne pousse pas d’autres pays à se doter de l’arme nucléaire ou si elle constitue vis-à-vis de la Russie par exemple un facteur de paix ou de tensions. La remise en cause effectuée par cette tribune était donc salutaire, mais s’est bien vite éteinte. Peut-être que Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire et membre du comité de parrainage d’Initiatives pour le Désarmement Nucléaire (IDN), association présidée par l’ancien ministre de la Défense Paul Quilès, pourrait raviver cette question durant le quinquennat Macron [2].
Toujours est-il que la présentation de la dissuasion nucléaire comme une évidence pour la France participe à n’intéresser ni l’opinion médiatique, ni l’opinion publique, et donc à consolider le consensus. Pourtant, l’opinion française est quelque peu en porte-à-faux vis-à-vis de la doctrine officielle. Certes, selon le baromètre externe de la Défense 2013, la majorité des Français croit en l’efficacité de l’arme nucléaire, mais selon un sondage IFOP réalisé en 2015, 74% disent souhaiter la ratification par la France d’un traité d’interdiction des armes nucléaires [3]. Ces deux positions ne sont pas incompatibles, puisque les Français peuvent estimer que l’arme nucléaire est efficace pour dissuader de potentiels ennemis, mais qu’un monde sans armes nucléaires serait tout de même plus sûr pour leur pays. Néanmoins, il s’agit d’un sujet où l’opinion n’est pas du tout mobilisée ni même informée, et il n’existe donc pas la pression politique intérieure nécessaire pour faire face à la solidarité des pays détenteurs d’armes nucléaires, solidarité qui leur permet de résister à la pression internationale grandissante.
Rien n’est simple quand il s’agit de discuter d’un traité d’interdiction des armes nucléaires : il faut savoir qui y participe, à quel rythme se fera le désarmement et avec quels mécanismes de contrôle. Mais ce qui est sûr, c’est que se mettre autour d’une table pour discuter de l’interdiction d’armes conçues pour éradiquer des populations entières qui n’ont pas demandé à mourir, ne peut être que bénéfique pour la sécurité mondiale. La paix a longtemps été dénigrée comme une valeur utopique, le dialogue comme une méthode angélique dans un monde peuplé d’ennemis ayant à cœur leurs propres intérêts, ce qui justifiait de se comporter comme eux. Aujourd’hui c’est la puissance, valeur ultime de l’après-guerre mondiale mais aussi de l’après-guerre froide, qui met en danger la paix en promouvant la défiance et la compétition internationales. Cette puissance se mesure à l’aune des capacités militaires, et la détention de l’arme nucléaire paraît en être un gage. Il serait pourtant bon que la France s’écarte du chemin d’une puissance illusoire en faisant de la paix son objectif réel, car la France ne sera jamais aussi grande qu’en menant des combats justes sur la scène internationale, et non en rejouant en permanence les affrontements mortifères du passé.
[1] Également une liste de mesures pouvant être prises pour une interdiction progressive des armes nucléaires, proposée par le Groupe de travail à composition ouverte de l’ONU qui organise actuellement les négociations pour le traité d’interdiction (ici si le lien ne marche pas).
[2] Sur ce sujet, l’ancien ministre de la Défense et aujourd’hui ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian se situait parfaitement dans la tradition française, puisque c’est lui qui a accompagné le plan de modernisation de l’arsenal nucléaire à l’origine du doublement du budget de la dissuasion. Puisqu’il est réputé conseiller Emmanuel Macron sur les questions de défense, il y a peu de chance que ce quinquennat fasse exception.
[3] Les deux sondages sont certes orientés. Le premier questionne l’efficacité et non l’utilité de la dissuasion nucléaire (c’est-à-dire la question de savoir si la dissuasion nucléaire fera le boulot le jour où on en aura besoin, et non si on en aura besoin un jour). Le second, par sa formulation qui rappelle que la France est en opposition avec ses engagements internationaux sur le sujet, pousse à répondre par l’affirmative. Il n’en demeure pas moins intéressant de constater que le traité d’interdiction est majoritaire chez toutes les tendances politiques, et que son approbation augmente avec l’âge.