
Crédits : BERTRAND GUAY/AFP. Source : sudouest.fr, « Harcèlement sexuel, le tabou vacille »
Parmi les différents faits et phénomènes de société qui ont émaillé l’année 2017, pas un n’aura davantage fait parler de lui, n’aura davantage incarné le changement d’époque auquel nous assistons que l’affaire Harvey Weinstein et ses innombrables rejaillissements. Les multiples accusations contre des hommes publics et de pouvoir et les hashtags #balancetonporc et #metoo ont été tant commentés qu’il ne s’agira pas ici de revenir dessus à proprement parler. Il sera plutôt question, étant donné le (maigre) recul dont nous bénéficions aujourd’hui sur ce phénomène qui fait encore couler beaucoup d’encre, de s’interroger sur les débats suscités quant à sa pertinence, son bien-fondé et ses éventuelles complications et surtout sur notre capacité collective à transformer ces scandales en cascade en un projet politique de changement de société.
Il est de bon ton d’affirmer que depuis quelques mois, « la parole des femmes s’est libérée ». Cette affirmation pose pourtant deux problèmes. Premièrement, elle suggère que cette libération est très récente, alors que ces dernières années, et même ces dernières décennies ont montré une propension croissante à dénoncer le harcèlement et les violences sexuelles, que ce soit à Hollywood, sur les campus américains ou dans le monde politique français. C’est d’ailleurs bien grâce à cette vague de fond dont l’amplitude grandit à chaque parole libérée que l’affaire Weinstein et ses suites ont été possibles. Deuxièmement, cette affirmation suppose que la parole des femmes en général s’est effectivement libérée, et ce de manière durable. Or, si la prise de conscience semble réelle, les pratiques seront comme toujours lentes à évoluer, tout comme les mentalités qui s’accommodent pour le moment d’une approbation de façade. Par ailleurs, plus nous ferons comme si la parole s’était vraiment libérée, plus nous aurons tendance à estimer que beaucoup a déjà été fait, et que tout effort supplémentaire relève de la pinaillerie ou de l’idéologie.
Alors, que faut-il voir de novateur dans les évènements de la fin d’année 2017 ? Tout d’abord, là où cette libération était incrémentale, là où les scandales se succédaient de manière « indépendante », l’affaire Weinstein a accéléré les choses : loin de s’arrêter à ce seul producteur, les témoignages se sont étendus à d’autres personnalité du cinéma, puis à d’autres sphères de la société et enfin à d’autres pays. Ensuite, ces révélations n’ont pas été perçues comme indépendantes les unes des autres : on « découvrait » un phénomène de société – dont le mouvement féministe était d’ailleurs conscient depuis des décennies – un phénomène qui ne pouvait être réduit à quelques cas déviants ni aux pratiques particulières de certains milieux. Enfin, et c’est le plus important : avec les mouvements #balancetonporc et #metoo, cette libération a été massive et a fait remonter dans le débat public des expériences de femmes anonymes, qui ont vécues sensiblement la même chose avec des hommes anonymes. Ce n’étaient pas les mêmes contextes, les mêmes relations de pouvoir, mais c’étaient les mêmes mots, les mêmes gestes, les mêmes humiliations, les mêmes délits, les mêmes crimes.
Ce phénomène est structurel en ce qu’il est alimenté par chaque geste déplacé, chaque mot qui met les femmes mal à l’aise, chaque agression, chaque situation où une femme est mise en infériorité vis-à-vis d’un homme : c’est ce qu’on appelle la domination masculine. La domination masculine n’est pas réductible à l’une de ses manifestations, elle est un état général de notre société, et de quasiment toutes les sociétés, où les hommes dominent les femmes dans le sens social du terme : ils sont capables de faire exécuter aux femmes les tâches les plus subalternes, de faire de meilleures carrières à leur détriment, de leur imposer quasi-exclusivement la charge d’élever les enfants, d’obtenir d’elles des relations sexuelles, de les rendre dépendantes de leurs choix de vie et de leur agenda, de s’approprier des lieux où elles ne font que passer, de se sentir à l’aise là où elles seront inconfortables.
La domination masculine, expliquée comme cela, peut avoir des allures complotistes, et pourtant il n’en est rien, car les hommes ne se sont pas concertés pour obtenir cette supériorité : ce qui fait le propre d’un phénomène structurel, c’est de se manifester dans des situations sans aucun lien entre elles. La domination masculine s’hérite, on l’apprend dans ce qu’on entend et voit dans notre famille, à l’école, dans la rue, à la télévision, etc. ; on s’habitue à elle et on finit par la trouver normale. Du coup, on la reproduit soi-même, en prenant une posture de dominant pour les hommes et de dominée pour les femmes. Ce n’est pas un état d’esprit choisi, il nous est inculqué petit à petit, et sera plus ou moins fort et ancré en fonction de notre socialisation.
Ce qui fait la force de la domination masculine, c’est d’être largement inconsciente et naturalisée, intériorisée. Aucun homme n’a instinctivement conscience d’agir de manière dominatrice avec les femmes, de réussir plus facilement sa carrière ou de s’exempter des tâches ménagères parce qu’il est un homme. C’est ce qui fait aussi que les femmes ont intégré sans en avoir conscience le fait d’être en position inférieure : ne pas prendre la parole en réunion, ne pas s’imposer dans un espace public, voire ne pas oser riposter physiquement quand on se fait agresser (ce qui donne le fameux « mais pourquoi tu n’as rien fait ? »). Et une fois retirées les lois faisant une différence explicite entre les femmes et les hommes, cela est encore plus difficile à mettre en évidence. La domination masculine est indissociable de la notion de pouvoir, c’est-à-dire de la capacité à imposer ses vues, ses envies et ses ordres à autrui. Mais le pouvoir est généralement associé à une position officielle qui confère une autorité explicite, là où la domination est officieuse et ne passe pas (ou plus) par la voie légale. C’est en partie ce qui rend la domination masculine si difficile à expliquer et à faire accepter, et le choix des mots si périlleux (notamment celui de « privilège »).
Si l’on accepte que tous les individus sont par nature égaux, alors la société apparaît comme génératrice d’une injustice fondamentale, qu’il convient de réparer. Il ne s’agit pas pour les hommes de s’excuser d’être des hommes, mais de prendre conscience que par leur statut, ils entretiennent et reproduisent un système de domination qui place les femmes en position inférieure, et qu’ils peuvent participer à rétablir une certaine justice et un certain équilibre, non pas en cessant d’être des hommes, mais par leurs actes et leurs paroles. La domination masculine est peut-être la forme de domination la plus compliquée à combattre car ses manifestations sont sans fin : dans les relations de couple, au travail, dans la politique, dans la langue, dans l’humour, dans les représentations culturelles, dans le rapport à l’Etat et à la justice, dans toutes les sphères de la société, dans des formes graves ou plus superficielles.
Autant de manifestations qui sont autant d’opportunités de résistance masculine voire féminine en faveur d’un système de domination, d’un mode de vie qu’on défend car il nous est familier. D’où l’impression qu’on massacre notre langue avec l’écriture inclusive, qu’on assassine la civilisation galante avec la lutte contre le harcèlement, qu’on bat le rappel du puritanisme avec l’idée de consentement, d’où l’idée que le vrai féminisme devrait se cantonner aux inégalités de salaire et à la lutte contre les viols les plus « manifestes » (ceux dans les ruelles sombres de banlieue par de parfaits inconnus), aux problèmes qui ne nous concernent pas, qui ne remettent pas en cause notre environnement, notre éducation et notre identité.
La domination masculine est un phénomène si divers et si structurant qu’il a rempli et remplira des milliers de livres, et qu’il est quasiment impossible d’en parler en si peu de mots [1]. Il était néanmoins important de faire un bref rappel de ces acquis de la sociologie pour souligner deux choses. 1° Les révélations faites suite à l’affaire Weinstein font partie d’un ensemble plus grand, celui du harcèlement et des violences sexuelles, qui lui-même fait partie du phénomène structurel bien plus grand qu’on appelle la domination masculine. Les quelques acteurs, présentateurs ou politiciens dénoncés ces derniers mois ne sont que la partie visible de l’iceberg. 2° Il n’y a pas de mode d’emploi contre la domination masculine, c’est à nous de l’écrire. Le mouvement féministe a déjà accompli des avancées extraordinaires ces dernières décennies en rééquilibrant en partie le rapport entre les genres. Ce mouvement, si jamais il a une fin, prendra encore de très nombreuses décennies pour rétablir un réelle équilibre. La grande nouveauté est qu’il commence à se faire avec la coopération massive des hommes, malgré la réticence de bien d’autres.
Les réactions à l’affaire Weinstein ont été dans l’ensemble positives bien que désordonnées. Elles se sont traduites par exemple par des hommes de pouvoir qui n’ont pas ou plus soutenu d’autres hommes de pouvoir ayant profité de leur position dominante hors des limites de la loi. Mais des questions surviennent sur la forme que doit prendre aujourd’hui cette lutte contre la domination masculine, et les limites qu’elle doit se poser, par exemple dans le monde de l’art : faut-il ruiner la carrière d’un acteur pour des allégations de harcèlement n’ayant pas été prouvées par la justice ou changer la fin de l’opéra Carmen au motif qu’on applaudirait le meurtre d’une femme ? De manière beaucoup moins subtile et réfléchie, certains ont comparé le hashtag #balancetonporc à la délation de juifs durant la Seconde Guerre mondiale [2], quand d’autres ont publié des tribunes pour dénoncer le retour d’un puritanisme sexuel totalitaire, Olivier Roy soutenant même la comparaison entre « le hippie [soixante-huitard] et le salafi », qui auraient la même « obsession de la normativité des gestes de la vie quotidienne » et de la codification de la sexualité.
Ces tribunes qu’on pourrait qualifier de conservatrices nous rappellent l’importance de ne pas laisser le débat public être phagocyté par ces polémiques accusant les « féministes extrémistes » (quand ce n’est pas les « féminazies ») de vouloir castrer les hommes. Certes, il existe des risques de dérives, notamment vers un politiquement correct à outrance. Rappelons tout de même que là où la domination masculine humilie, rabaisse, tait et tue, là où elle assure l’infériorité de la moitié de la population mondiale, une éventuelle dictature du politiquement correct ne ferait que limiter un peu notre liberté d’expression. Mais c’est justement pour cela qu’il nous faut discuter collectivement de l’avenir du combat pour l’égalité des genres, des formes que prendrait une lutte incorporant les hommes conscients de leur position dominante, de la manière d’assurer une égalité sans restriction, en « harmonie » avec les autres objectifs et valeurs de la société.
Ces discussions doivent nous amener à reconsidérer des habitudes, pratiques et paroles perçues comme innocentes tant qu’on ne fait pas l’effort de se mettre à la place de l’autre, à questionner un confort masculin qui se fait au prix d’un malaise féminin. Le mouvement #metoo est essentiel car il oppose des expériences réelles de la domination masculine à des discours théoriques et fantaisistes sur la dissolution de la civilisation française. Il incite les hommes à écouter et à apprendre ce qu’est la vie de l’autre partie de l’humanité, à considérer que tout ce qui est légal n’est pas forcément souhaitable. Il éduque les hommes et femmes de tout âge, leur permet de déconstruire cette domination, de ne plus l’entretenir et de ne plus la transmettre à la future génération qui, peut-être enfin, trouvera anormal ce qui est injuste.
Scipion (homme)
[1] Pour des développements infiniment plus poussés, vous pouvez consulter le blog Crêpe Georgette qui traite de nombreux sujets d’actualité au regard du féminisme, et de manière plus générale l’ensemble des travaux de sciences sociales regroupés dans la catégorie des études de genre (qui n’ont rien à voir avec une supposée « théorie du genre »).
[2] Pour comprendre la (légère) différence entre les deux cas, voyez la vidéo du Mock sur le sujet.