Si l’on en croit à peu près tout le monde (d’après un sondage effectué par l’auteur sur des articles qu’il se souvient vaguement avoir lu), nous serions dans une ère « post-vérité », « post-factuelle », où l’on respirerait des « fake news » comme de mauvais effluves de saucisse grillée dès les premiers jours de l’été. Epoque caractérisée par une indifférence à la vérité où les plus grands de ce monde peuvent débiter d’éhontés mensonges sans que leur peuple ne sourcille, elle aurait émergé avec les théories complotistes du 11-Septembre pour continuer jusqu’aux Gilets Jaunes pendus aux lèvres de facebookers avides d’attention, après un passage par les Trump, Orban et autres figures de la droite basse du front. Alors certes, on pourrait rétorquer qu’il n’y a jamais eu d’ère de la vérité, et qu’on n’a jamais vu le tribunal populaire condamner à mort un politique pour une semi-vérité propagandiste assénée un peu lestement, et pourtant Dieu sait qu’il y en a eu. Pour tout un tas de raisons, les électeurs ne souhaitent pas retirer toute confiance à un politique qu’ils apprécient dès le premier petit mensonge. Mais comme disait le ministre Hortefeux, « quand il y en a un, ça va, c’est quand il y a beaucoup qu’il y a des problèmes » – « et que le régime de véridicité s’affaiblit au profit de croyances flottantes et intéressées », aurait-il ajouté. Où rechercher dans ce cas la source et la solution de cette ère du relativisme factuel si vaguement définie ?
Nous souhaitons prendre le problème à sa racine logique et non chronologique, en analysant ceux qui sont la principale source, volontaire ou non, de cette tendance, à savoir les médias. En effet, rechercher qui est à l’origine de ces contre-vérités et qui les relaie est inutile si on ne cherche pas à savoir comment on en vient à les accepter. Il est en effet assez rare que les journalistes reprennent des mensonges sans les débunker, et leur rôle est plus pervers que cela. Car si l’on se penche attentivement sur la production journalistique, quel que soit le média mais plus souvent le journalisme de télévision ou de radio, une part assez faible de cette production permet véritablement d’établir une forme de vérité sur l’état du monde dans l’esprit des citoyen(ne)s. Entre l’information mal hiérarchisée, les sujets passés sous silence faute de temps ou d’intérêt, les hommes ou femmes politiques interviewé(e)s par des journalistes généralistes sans grande connaissance de leurs sujets, les invitations de personnalités condamnées pour incitation à la haine raciale entre deux experts de tout et de rien, les plateaux de débat rassemblant journalistes, politiques, conseillers en communication, polémistes et data analysts, l’obsession pour la réaction à chaud, les mêmes éditorialistes usés qui viennent recycler leur parole vue et revue, le manque de compréhension de la portée politique du journalisme et l’impératif de produire toujours plus d’information toujours plus vite avec toujours moins de moyens, ce qu’on peut retenir des médias dominants semble parfois à peine plus instructif que les comptes Twitter automatisés qui distribuent des nouvelles tous quarts d’heure en une centaine de caractères.
Noyés dans une surinformation constante, désemparés par le trop-plein, les journalistes sont donc condamnés soit à coller à l’information la plus anecdotique (cf. les journalistes de BFM glandant devant la porte du domicile de Nicolas Sarkozy en espérant en apercevoir un morceau d’épaule), soit à se perdre dans des analyses abstraites et spéculatives sur les grandes évolutions de la société et de la politique. Ce mouvement charrie en conséquence les experts en communication capables de dresser de grands portraits de la France à partir des anecdotes du jour, d’où le nouveau chic qui consiste à inviter des polémistes d’extrême-droite pour lessiver l’écran de leurs obsessions xénophobes et réactionnaires. A l’exception souvent de la presse écrite (papier ou numérique) et de quelques émissions d’investigation, les médias deviennent des lieux vides où seul le convenu surnage du flux. Le résultat est que l’information y perd toute valeur et que les médias émergents jouent parfois mieux le rôle d’intermédiaire entre la réalité et les citoyen(ne)s, comme les blogs et threads féministes l’ont montré depuis l’affaire Weinstein, en comparaison du suivisme plat des chaînes de télévision. Si tous les individus ayant vaguement la culture et l’aisance orale d’un élève de première année à Sciences Po sont habilités à dire l’information et à la commenter, on voit mal ce qui inciterait les citoyen(ne)s à croire encore en la hiérarchie des informations et à se soucier de leur fiabilité. Quand les débats d’experts se transforment en foire du plus gros pilier de bar et parviennent à être moins pertinents que les politiques eux-mêmes, quand il devient sur toutes les chaînes de bon ton de faire primer l’émotion sur la raison et de « vomir les tièdes » – pour reprendre l’expression de notre ministre de l’Economie – l’ère de l’excès d’information fait la part belle aux menteurs et aux croyances farfelues.

Crédit : Xavier Gorce pour Le Monde
En réalité, il est inexact d’affirmer que toute une partie de la population s’est désormais désolidarisée du concept de vérité. Une minorité de citoyen(ne)s entretient un rapport sans doute plus passionnel qu’avant avec la vérité, en se situant délibérément bien que tacitement du côté du mensonge, qui prend une valeur intrinsèque en ce qu’il s’oppose à la vérité. Autrement dit, ce groupe n’adhère pas à certains dires en fonction de leur exactitude, mais de leur contenu : l’information ou la théorie ne devient valable que dans la mesure où elle s’oppose clairement à la vérité institutionnelle promue par tous les groupes d’autorité dominants (grands médias, élus, médecins, chercheurs, etc.). Bien sûr, tous ne sont pas forcément convaincus à 100% par ces contre-vérités et pourraient même être amenés à les considérer comme douteuses, mais ils suspendent leur jugement à partir du moment où cette opinion peut être opposée à la vérité institutionnelle avec une valeur sociale égale – il est d’autant plus erroné de supposer que les gens se désintéressent de la vérité que personne ne défend aussi vigoureusement des opinions qu’on considère comme purement personnelles et ne relevant pas d’une certaine forme de vérité factuelle ou transcendantale.
Ce comportement peut s’expliquer si on considère qu’il s’agit souvent de personnes situées – pour le dire rapidement – dans les couches basses de la société, particulièrement sur le plan culturel ; des personnes n’ayant pas, du fait de leur socialisation et de leur faible niveau de diplôme, été acculturées à un usage confortable et souple de la surinformation. Celles-ci se placent donc volontairement en marge de l’information dominante, « mainstream », pour adhérer aux informations dites « alternatives » qui leur donnent un ascendant sur le reste de la population : les diplômés, les experts, les sachants, les bobos ont l’air de connaître plus de choses, mais moi je connais mieux, je suis plus proche de la vérité « vraie ». Il s’agit donc essentiellement d’un changement d’étalon : la vérité valable n’est pas celle qui est mesurée et établie par les détenteurs des moyens institutionnels à l’aide de méthodes rationnelles et faisant consensus au sein d’un entre-soi dominant, mais précisément celle qui s’y oppose et les remet en cause. Les questions de méthode et d’empirie sont dès lors hors-sujet et mises hors-circuit.
Ainsi, il serait préférable d’insister sur la notion de faits plutôt que sur celle de vérité. Quand la seconde est décriée, peut-être à tort mais de manière toujours plus diffuse dans la société, les faits restent valorisés par toutes les catégories de population et par tous les diseurs d’information, si on veut bien prendre la peine de constater l’obsession qu’ont la plupart des blogs, essayistes ou politiciens d’extrême-droit pour le fait de « voir la réalité de l’immigration », enchaînant les faits, chiffres et anecdotes, aussi insignifiantes et manipulées soient-elles. Paradoxalement, tous les organes de presse alternatifs, de RT France à TV Libertés, donnent l’impression de chercher à partager une vision aussi objective, représentative et impartiale de la réalité possible. Une image très lisse, d’ailleurs assez semblable à celle des médias dominants, enchaînant les sous-entendus et déployant un subtil parfum de décadence économique, morale et politique de la France avec un naturel déconcertant. Dès lors, pourquoi passer son temps à clamer que l’on va rétablir la vérité des faits à coups de fact-checking quand, non contents d’inonder Internet avec des contre-vérités toujours trop abondantes, les adversaires des médias dominants ne prétendent pas grand-chose et se content de faire : les meilleures propagandes sont celles qui ne disent pas leur nom. Si l’on songe au succès que connaît le mouvement antivax malgré toutes les initiatives scientifiques, médiatiques ou citoyennes pour « rétablir la vérité » à propos des vaccins, on ne voit pas pourquoi les personnes les plus proches des faits, de la réalité, ne se content pas simplement de dire ce qui est, plutôt qu’à clamer une vérité à portée trop politique. Réduire la voilure pourrait paradoxalement être le meilleur moyen de redevenir des sources d’information fiables et inébranlables aux yeux des citoyens, ce qui serait le meilleur cadeau qu’on pourrait leur faire.
Reste que les solutions pour lutter contre les fake news et autres contre-vérités fourmillantes demeurent rares et incertaines. Toute approche frontale semble contre-productive et l’on s’en remet à l’espérance d’une érosion du mouvement. Nous sommes réduits à attendre que les autres se rendent compte de l’hubris qu’il faut avoir pour penser que l’on peut, seuls, savoir ce qui est vrai et se passer d’une information construite par des professionnel(le)s de la profession. Savoir que le monde tourne dans ce sens et que tout n’est que mensonge, manipulation, humiliation. Savoir grâce au croire, croire jusqu’à s’épuiser par une agressivité auto-entretenue, s’en foutre de la raison, truc obsolète de bourges. Savoir pour pouvoir mépriser les sachants, enfermés dans la tour d’ivoire de leurs illusions de connaissances. Et en attendant que les autres arrêtent de savoir des bêtises, d’être cons et bornés à en pleurer, en profiter pour se questionner sur ce qu’on croit nous-mêmes, s’entraîner à accepter cette très déplaisante condition de l’homme ou de la femme qui a tort. Balayer devant sa porte en espérant que nos voisins, moutonniers qu’ils sont, seront suffisamment dociles pour faire eux aussi leur ménage de printemps intellectuel. Pour qu’on puisse à nouveau, en toute tranquillité d’esprit, sans craindre d’être pris en défaut, s’essuyer les pieds sur les convictions des autres.