
Les six candidats à la présidence de la Commission et les deux présentateurs du débat du 15 mai 2019 Crédit : ARIS OIKONOMOU / AFP
Pour l’Europe, les temps comme les œufs sont durs. Lui chercher une date d’expiration est un exercice que nous laisserons aux éditorialistes-astrologues les plus fainéants, mais qui demeure révélateur d’une situation confuse pour laquelle les élites médiatiques et politiques ne peuvent imaginer que l’issue inquiétante mais limpide de l’éclatement/implosion/dissolution/etc. Entre la sortie prochaine (?) du Royaume-Uni, le succès des partis eurocritiques voire europhobes à des nombreuses élections nationales, l’abstention croissante dont sont victimes les élections européennes et l’absence de projet consensuel pour la construction européenne, l’idée européenne paraît en panne, si ce n’est en recul. Le fameux clivage entre souverainistes et fédéralistes semble nettement pencher en faveur des premiers, si bien qu’il serait plus pertinent d’opposer celles et ceux favorables au monopole politique des Etats-nations et celles et ceux opposés au « repli nationaliste ». En conséquence, certains se sont donnés pour objectif de sauver ce régime politique avant sa fin autrement inéluctable, qu’il s’agisse de freiner cette voiture sans chauffeur, de donner un grand coup de volant à droite ou à gauche, ou de s’asseoir immodestement à la place du conducteur. Il faut pourtant, avant de suggérer une solution de choc, savoir précisément de quoi souffre cette organisation politique.
Il existe évidemment une vastitude de problèmes que rencontre l’Union Européenne dans son fonctionnement, et nous nous concentrerons uniquement sur ceux qui affectent le lien représentatif qu’elle entretient avec ses citoyens. Le premier, fondamental aussi bien par son impact que par son antériorité, réside dans l’ambiguïté de son statut, entre construit et construction politique. Pour le dire autrement, l’UE est à la fois un laboratoire institutionnel qui connaît une évolution continue de sa forme et de ses prérogatives, et une organisation politique de plus de soixante ans qui traîne derrière elle un long « cortège de déceptions et [de] frustrations », pour reprendre l’expression de Pierre Rosanvallon à propos de la démocratie [1]. Or, par définition, toute organisation s’étant institutionnalisée vit non plus (seulement) pour réaliser ses buts initiaux, mais par et pour elle-même : elle devient son propre but et cherche à développer un attachement affectif chez ses membres ainsi qu’un ensemble de valeurs et de symboles propres auxquels se rattacher. D’où les appels à la « civilisation européenne » ou aux valeurs libérales de l’Europe – qui ne sont pas rappeler les « valeurs de la République – et ce alors que l’Europe n’est à l’origine qu’un espace géographique plus ou moins intégré par l’histoire et les échanges culturels, d’où l’idée de créer des projets communs aux entités politiques qui l’habitent. Or, l’Europe d’aujourd’hui ne peut espérer se construire comme les Etats-nations d’hier, c’est-à-dire à partir d’un imaginaire standardisé et conçu ad hoc par les élites d’un territoire, et les appels à toujours plus « d’Europe » donnent parfois l’impression que ces dernières cherchent surtout à donner un bon coup de peinture à des ruines inrestaurables [2].
Le second défaut de l’Union Européenne réside dans la dualité de son système de représentation électorale, à la fois direct avec les élections européennes qui élisent les eurodéputé(e)s, et indirect avec la médiation des gouvernements nationaux. Le résultat est un brouillage des enjeux nationaux et européens, incitant les candidats aux européennes à faire campagne sur les premiers, sans que les seconds soient nécessairement au coeur des élections nationales. Or, les réformes les plus importantes ne peuvent être réalisées qu’à l’initiative des Etats, donnant ainsi des illusions aux électeurs quant à l’importance de leur vote aux différentes élections [3]. Cette confusion est également entretenue par le monopole des listes nationales aux élections européennes, qui entretiennent l’image d’une Union Européenne comme adjonction de différentes nations ayant leur légitimité propre, ce qui amène inévitablement les citoyens d’un pays à considérer l’UE comme un espace où des normes peuvent leur être imposées par des représentants étrangers (alors même que les eurodéputé(e)s votent davantage selon leur groupe politique que selon leur pays).
Le troisième problème majeur que rencontre l’Union Européenne est sa complexité. Pas celle de son assemblage institutionnel comme cela est souvent répété, celui-ci ayant beaucoup à voir avec le système fédéral allemand et étant sommairement composé d’un pouvoir exécutif (Conseil européen + Commission) et d’un pouvoir législatif (Conseil des ministres + Parlement), chacun dissociés en une composante interétatique et une composante supraétatique (respectivement). Il s’agit plutôt de la complexité de son domaine de compétences, divisé entre compétences exclusives, partagées ou de coordination, elles-mêmes dépendant de différents articles du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) et gérées par différentes institutions européennes selon différentes procédures de décision et de vote (à l’unanimité, à la majorité qualifiée, etc.). Difficile dans ce cas pour les électeurs de savoir quelle sera la portée concrète de leur vote et libres à eux d’être déçus par les grandes promesses jamais réalisées car hors de portée du Parlement européen. Car au lieu d’inciter à la prudence, cette confusion normative incite les partis à promettre tout et n’importe quoi, y compris des projets non réalisés à l’échelon national – les élections européennes étant notamment l’occasion de se racheter une bonne image écologique – ou d’autres relevant carrément de l’ingérence dans la politique nationale d’autres pays.
L’Union Européenne porte donc dans son essence de sérieux défauts de conception qui motivent plus ou moins concrètement les critiques qui lui sont portées, et que l’on peut être tenté de nier pour sauvegarder l’édifice dans son ensemble, en faisant plutôt miroiter un fonctionnement optimal résultant d’un tripatouillage institutionnel dont aucun parti national n’est en réalité capable seul. L’UE devrait être sauvegardée à tout prix au nom de sa valeur intrinsèque, indépendamment de ce qu’elle peut apporter à ses citoyens. En ce sens, il s’agit peut-être de la pire manière de défendre la construction européenne, à la fois irrationnelle et ciblant uniquement les citoyens les plus politisés et/ou les plus aisés, qui peuvent se permettre d’entretenir un rapport abstrait à leurs gouvernants et à leurs institutions. Il est pourtant assez aisé de défendre l’UE pour ses réalisations passées et potentielles, car elle est avant tout :
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un marché commun dont l’abaissement des barrières douanières permet des échanges commerciaux bénéfiques aux économies nationales, pour peu que l’harmonisation des conditions de travail et de production soit suffisamment aboutie
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une source d’importantes économies d’échelles si l’on prend en compte qu’il s’agit d’un espace géographique assez restreint et pourtant très fragmenté, dont la mise en commun des frontières permet la sociation des intérêts militaires, sécuritaires et douaniers
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la mutualisation facilitée et régulière de moyens matériels et financiers nécessaires à des projets économiques ou scientifiques que les Etats européens ne pourraient assumer seuls
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un espace d’entraide et d’enrichissement culturel et scientifique fondé sur la circulation des connaissances, des étudiants, des universitaires et des travailleurs
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la démultiplication des puissances industrielles et diplomatiques (entre autres) face à la concurrences des plus grandes puissances mondiales, empêchant la marginalisation de puissances nationales dépassées par la mondialisation
Tous ces atouts ne peuvent être véritablement atteints par de simples organisations régionales ou des fora interétatiques, en tout cas pas immédiatement ni sans efforts de concertation considérables. L’Union Européenne a modifié durablement la façon dont les pays européens perçoivent leurs intérêts et la manière dont ils interagissent, en ne se considérant plus comme de potentiels adversaires mais comme des alliés durables bon an mal an, aux destins inextricablement entremêlés. Loin de perdre de sa pertinence, l’UE semble plus nécessaire que jamais face à la globalisation des risques climatiques, financiers, sociaux, etc. C’est peut-être d’ailleurs de là que viendra le salut de l’Union, pour peu qu’elle sache se ressaisir. Car la légitimité – et donc la solidité – d’un régime vient avant tout de sa capacité à être solidaire de ses membres face aux risques individuels et collectifs. Si les premiers semblent devoir rester la prérogative des Etats, les seconds sont une excellente occasion de montrer qu’une grande entité peut être solidaire de simples citoyens, de manière directe ou indirecte. Du séisme de l’Aquila aux incendies du Portugal en passant par la destruction partielle de Notre-Dame, nombreuses ont été les catastrophes ces dernières années qui ont constitué autant d’occasions manquées pour l’UE de montrer sa solidarité vis-à-vis des peuples européens par un investissement direct ou par la coordination des efforts nationaux [4].
A nouveau, l’Union Européenne ne peut espérer durer en se construisant sur le modèle des Etats-nations, et doit tenir compte avant tout des besoins de ses citoyens sur un modèle horizontal et coopératif, au lieu de chercher à se préserver en tant qu’ensemble institutionnel tout en espérant qu’un jour les Etats abandonneront leur capacité à la dissoudre. L’idée européenne ne vivra qu’en se dotant de la capacité de changer concrètement la vie des Européens et des Européennes. En ce sens, la leçon du bourbier européen peut être étendue à l’ensemble des vies politiques européennes, y compris celle de la France. Personne ne peut espérer sauver un régime et ses valeurs fondatrices en vouant un culte purement formel à celles-ci ou en se contentant de discréditer leurs adversaires. De même qu’aucun électeur, qu’aucune électrice ne mérite de représentant(e) qui se soucie plus de symboles et d’institutions que de leur propre sort. Car, en somme, que vaudrait l’Europe sans les Européens ?
[1] Pierre Rosanvallon, « L’universalisme démocratique : histoire et problèmes », La Vie des idées, 17 décembre 2007
[2] A cet égard, l’argumentaire électoral de la liste En Marche conduite par Nathalie Loiseau est particulièrement symptomatique de cette tentation, puisqu’un de ses principaux arguments est d’être la liste « la plus pro-européenne », expression vide de sens s’il en est.
[3] Et ce sans compter sur l’influence normative que peuvent avoir des organes non élus comme la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui créent encore davantage de confusion sur l’origine des décisions politiques.
[4] A ce titre, l’élargissement récent des compétences du Parquet européen aux affaires de terrorisme transfrontalier est encourageant.