Bac 2019 : entre mépris et méprise

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AG des correcteurs d’Ile-de-France à la Bourse du Travail

Jean-Michel Blanquer peut bien se réjouir sur les plateaux, tancer les quelques minoritaires irresponsables qui font bien peu de cas de leurs élèves et de leur devoir de fonctionnaire, ce bac 2019 restera dans les mémoires comme celui de la honte, du mensonge et du mépris.

Du côté des jurys de baccalauréat, chargés de valider et d’ « harmoniser » les notes, on n’avait jamais vu cela, ni même imaginé que cela soit possible.

Que l’on revienne d’abord sur les circonstances, peut-être difficiles à saisir pour les non-initiés aux méthodes de l’Education Nationale. Depuis quelques mois, de nombreuses journées de grève, occupations ou « nuit des lycées » ont montré une forme de défiance, ou d’interrogations à l’encontre de la « réforme Blanquer ». Celle-ci met en place dès la rentrée 2019 un choix de spécialités (3 en première, 2 en terminale) censées fluidifier les parcours et mettre fin à la hiérarchie des filières. Peu d’enseignants y étaient opposés a priori. C’est dans la mise en place pratique de la réforme que la situation s’est tendue : mise en place anarchique, choix illimités ou drastiquement réduits pour les élèves, multiplication des épreuves de « tronc commun » dès la première, mise en concurrences des matières, emplois du temps intenables et, surtout, le risque évident d’un bac « local », corrigé localement pour au moins la moitié des épreuves. Bref, la fin de l’égalité républicaine avec un examen qui n’est plus vraiment national, basé désormais sur une part importante de contrôle continu, sans compter le mensonge d’un « lycée des possibles » qui ne fait que recréer des filières qui ne disent pas leur nom.

Enfin, la réforme de la fonction publique et celle des retraites provoquent de légitimes inquiétudes quant au devenir du statut et au sens même du métier. De nombreux enseignants ont désormais le sentiment d’être non seulement négligés, mal payés mais aussi sur la voie du déclassement professionnel, soumis à des impératifs hiérarchiques de plus en plus prégnants, forcés à devenir des administratifs, des spécialistes de l’orientation mais aussi des psychologues formés à tous les handicaps, sans aucune reconnaissance (pécunaire ou autre). Les syndicats ne sont jamais consultés, tout au plus reçus une fois par an pour saluer le ministre et leur rôle est volontairement diminué : les commissions paritaires, qui statuent notamment sur les mutations, sont supprimées par la réforme, l’administration étant désormais souveraine, ce qui laisse entrevoir un recrutement au mieux opaque, au pire « à la carte ».

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Capture d’écran du site devenirenseignant.gouv.fr

Bref, la profession va mal. Pourtant, les enseignants sont de bons fonctionnaires, républicains dans l’âme et aucun d’entre eux (ou presque, car il y a bien des « cas » partout) ne souhaite l’échec de ses élèves. L’administration, a priori, est surtout un soutien hiérarchique. Or les enseignants convoqués aux jurys de baccalauréat ont assisté à tout autre chose. Je me trouvais le jeudi 4 juillet dans un centre d’examen en tant que simple professeur, je sentais confusément que quelque chose de grave se préparait. Comme tout le monde, j’avais entendu notre ministre dire que les notes de contrôle continu allaient se substituer à celles non « disponibles » lors des délibérations, à titre « provisoire ». Or je savais que dans mon jury quelques professeurs avaient eu le courage de « retenir » leurs notes après la correction de leurs copies, pour forcer le ministre à rouvrir des négociations, hors de tout mot d’ordre syndical – le SNES s’y est joint le 2 juillet seulement. Ces professeurs étaient donc absents ce jour-là, malgré le harcèlement des centres d’examen et même des Inspecteurs Pédagogiques Régionaux qui ont tout tenté pour les dissuader de poursuivre leur mouvement. Les menaces du ministre (15 jours de retrait de salaire pour des copies corrigées) ont plutôt eu tendance à redonner du courage aux troupes : tant de mépris, de violence verbale ont rapproché les collègues. Mais ce n’était rien à côté de ce que de nombreux enseignants allaient vivre lors des jurys.

Ce jour-là, nous étions trente présents et nous avons attendu la présidente et la vice-présidente. Elles sont enfin arrivées vers 9 heures avec un papier de la Maison des Examens qui expliquait la marche à suivre : pour les copies manquantes, donner la note du livret ou inventer une note « cohérente » pour les candidats libres qui n’en sont pas pourvus. Dans notre jury, 234 candidats avaient des notes incomplètes sur 338, donc une large majorité. Après débat contradictoire, le jury s’est déclaré incapable de noter des candidats sans résultats complets, la moitié soutenant même les grévistes par le vote d’une motion. Certains collègues voulaient en finir au plus vite et surtout ne pas revenir pour statuer sur les cas litigieux. Sur ce, le proviseur-adjoint, fort aimable au demeurant (ce ne fut pas le cas partout, les personnels de direction étant quelque peu nerveux), passe la tête par la porte et nous indique que, dans le cas où nous refuserions de statuer sur ces cas, nous « pourrions » être considérés comme grévistes. Tollé général. Il est environ 10h30.

Certains veulent partir mais la majorité reste, toujours pour ne pas revenir le lendemain (la profession a souvent ce petit côté égoïste). Nous statuons donc sur les candidats qui ont toutes leurs notes, ce qui prend environ une heure : il s’agit de vérifier les notes et surtout de « rattraper » des candidats en leur rajoutant des points lorsque leur dossier scolaire est correct (pour obtenir le bac du premier coup ou pour une mention). Puisque nous ne statuons que sur une centaine d’élèves, nous finissons donc très tôt et allons rendre nos copies dont les notes sont depuis longtemps entrées dans le logiciel officiel (lotanet). Il est 12h15.

Et là, la secrétaire s’agace, nous indique que nous n’avons « pas fait le travail demandé » par la maison des Examens, qu’elle va devoir tout faire toute seule « à cause des grévistes »…Les professeurs s’énervent, elle répond qu’elle ne fait que son travail. Le point Godwin est atteint lorsqu’une enseignante lui rétorque que « les nazis aussi faisaient juste leur travail ». La secrétaire devient toute rouge et s’offusque, le ton monte, des enseignants demandent à ne pas être considérés comme grévistes, à voir le procès-verbal du jury. La présidente du jury nous explique que tout sera consigné mais qu’elle n’a aucun pouvoir sur la suite. Nous finissons par partir avant de penser à mettre à sac le bureau de la secrétaire, ce qui ne serait pas très utile ni très sympathique (les enseignants aiment protester mais sont finalement très pacifiques).

Et le lendemain, selon la volonté du ministre, les résultats ont été publiés à dix heures. Toutes les chaînes d’information l’ont montré en direct. Enfin, les résultats provisoires pour les deux tiers de notre jury, saisis dans l’après-midi par le proviseur-adjoint et sa secrétaire, en catimini dans leur bureau. Car après le mépris, ce fut la méprise : le ministre claironnait que tout se passait en bon ordre, les éditorialistes présentaient les enseignants grévistes comme des minoritaires à la limite du zadisme, voire du terrorisme. Les petits et grands arrangements, les notes inventées, tout cela apparaîtra le samedi dans certains médias qui ont lu l’étalage de témoignages sur les réseaux sociaux.

Pourquoi ne pas avoir retardé d’une journée la proclamation des résultats, avec cette fois de véritables notes, sachant que les grévistes n’allaient pas passer l’été avec leurs copies mais les rendre le vendredi 5 juillet ? Pourquoi créer des inégalités de traitement entre candidats, ceux qui ont de « fausses notes » étant au final forcément gagnants (puisque la meilleure des notes entre celle du livret et de l’épreuve sera retenue) alors que les autres, qui ont toutes leurs notes, ne pourront pas « choisir » entre les deux ? Pourquoi créer de l’angoisse chez ceux qui pensent aller au rattrapage, voire être recalés, sans en être certains ? Pourquoi fouler aux pieds les jurys (« souverains », dit le ministre!) et demander aux chefs de centre, aux proviseurs et aux professeurs de violer la loi et l’équité ?

Par orgueil. Pour montrer qui est le plus fort, qui ne cède pas aux « preneurs d’otage » que sont désormais devenus ces enseignants dans la bouche du Président de la République lui-même. Pour montrer que le baccalauréat tel qu’il existe est inutile. Pas pour les élèves, car ce sont eux, les premières victimes de ce chaos.

Les enseignants, quant à eux, même les plus modérés voire conciliants, ont bien compris que tout était désormais possible. Qu’à l’avenir, la loi ne s’appliquerait que lorsqu’elle arrange le ministre. Que l’institution leur tournait le dos, les traitait de tous les noms, les méprisait à la moindre velléité de questionnement. Qu’ils faisaient partie de « ceux qui ne sont rien », ou pas grand-chose. Ils s’en souviendront.

Agrippine

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