
Crédits : AFP/Geoffroy Van Der Hasselt. Source : leparisien.fr. Marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019.
On pensait qu’on en avait fini, que la période des attentats de 2015 et 2016, avec son lot de débats fumeux sur la laïcité, l’islam, le communautarisme, la radicalisation et le terrorisme s’était refermée pour le reste de la décennie, qu’on allait enfin pouvoir passer à des sujets plus importants, plus cruciaux pour l’avenir du pays. Malgré le score élevé de Marine Le Pen, la campagne de 2017 et les deux premières années du quinquennat Macron ont été marquées par des sujets économiques et sociaux, voire écologiques, davantage susceptibles d’influencer – en bien ou en mal – le quotidien des Français(es). Mais voilà que l’exécutif, encouragé par sa percée dans l’électorat de droite, a relancé un « débat sur l’immigration » qui n’a fait qu’ameublir le terrain médiatique pour le sillon de l’extrême-droite. Ainsi, quand un incident de séance au sein du Conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté a suscité l’indignation générale contre le conseiller RN qui s’en est pris à une femme voilée assistant sagement à une délibération démocratique, il n’a pas fallu plus de 24h au débat médiatique (aidé par certains membres du gouvernement) pour se retourner contre cette dernière et poser ouvertement la question : « Le voile est-il compatible avec la République ? ». Or, depuis le quinquennat Hollande, les lignes de force ont bougé, les idées identitaires se sont normalisées et l’antiracisme est devenu à peine audible, et donc pratiquement indicible.
Certes, on n’a jamais parlé très intelligemment de l’islam en France. La méconnaissance du sujet, aussi bien dans sa réalité historique et théologique que sociale et culturelle, a poussé les politiques et éditorialistes à amalgamer certaines origines ethniques, certains territoires et certaines réalités socioéconomiques à une forme de radicalisation religieuse s’exprimant au pire par la violence terroriste et au mieux par une sorte de séparatisme identitaire appelé « communautarisme ». Ce phénomène, jamais proprement qualifié et quantifié, est supposément mis en évidence par un échantillon d’anecdotes soigneusement collectées par la fachosphère sous la forme de petites filles voilées et de boucheries devenues hallal. A force d’être martelé par quasiment tous les bords politiques, ce « constat » est devenue une sorte d’évidence sur laquelle il convient de bâtir son discours, son programme et ses politiques publiques. Si l’on se forçait autrefois à distinguer les « bons » musulmans des « mauvais » musulmans, on ne fait aujourd’hui plus semblant de s’effaroucher de la discrimination et de l’amalgame. Au contraire, on les étreint avec tendresse, en faisant des habitant(e)s de ces « quartiers perdus de la République » non pas des concitoyen(ne)s à aider, mais des suspect(e)s à surveiller en tant qu’ennemi(e)s en puissance.
La dérobade la plus grotesque en la matière concerne les ratiocinations à propos du terme « islamophobie ». Outre la polémique inepte concernant l’origine du terme (entre ethnologie française, invention des mollahs iraniens et importation anglo-saxonne), nombre de responsables de gauche (inutile de parler de ceux de droite) se récusent de ce terme sous prétexte qu’il brimerait la liberté d’expression : certes, ce n’est pas gentil de dire du mal des musulmans, mais on devrait pouvoir dire sans trembler tout le mépris et le dégoût que nous inspire l’islam en tant que religion. D’un point de vue islamophobe, cet argument n’a que du bon. Premièrement, il délégitime le terme le plus évident et le plus connu pour désigner les discours et actes haineux visant les musulmans en tant que croyants. Deuxièmement, il désarme toute défense de l’islam, puisque défendre l’islam, c’est cautionner tout un ensemble de pratiques jugées « incompatibles avec les valeurs de la République » comme l’égalité femmes-hommes – dont on sait combien elle fut respectée au cours de l’Histoire de France. Troisièmement, il subvertit les fondamentaux de la République en supposant que des milliers de républicain(e)s sont mort(e)s pendant deux siècles pour défendre leur droit à haïr telle ou telle croyance. Ce qui permettra dans quelques années à des « intellectuels » ou des politiques de revendiquer leur « droit à la haine » en tout décontraction, abritées par le parapluie républicain. Ainsi, les islamophobes retournent contre la gauche tout l’arsenal sémantique qu’elle a tenté de construire contre le racisme, en s’accrochant à certains symboles artificiels et en restant aveugle à tout double discours passant sous son radar.
Le coche manqué par la gauche à propos de l’islam et de l’immigration – les deux n’étant pas nécessairement liés mais l’immigration des dernières décennies ayant amené une diversité aussi bien culturelle que religieuse – se résume dans la phrase de Fabius de 1984 expliquant que le FN pose les « bonnes questions » mais y apportent les « mauvaises réponses ». Ainsi, depuis 35 ans, gauche et droite continuent benoîtement à poser les mêmes questions que le FN/RN, en y apportant des réponses différentes ou identiques ; là n’est pas l’important, puisqu’elles ont contribué à cadrer le débat politique selon les termes, les oppositions et les alternatives proposées par l’extrême-droite. La principale conséquence fut la dépossession des personnes musulmanes et/ou issues de l’immigration de leur propres problèmes : s’il existe dans certains quartiers des problèmes de violences, de trafics, de radicalisation ou d’oppression des femmes, ce n’est plus le problème des habitant(e)s mais celui des autres Français(es), celles et ceux qui craignent de voir se développer au sein de leur pays des poches islamistes ou communautaristes. Peu de gens se soucient réellement de voir des femmes se faire imposer le port du voile contre leur gré ou par pression sociale : rien n’est fait contre cela, puisque l’on risquerait ainsi de régler le problème dont on aime tant se délecter en l’exagérant.
La laïcité a acquis une telle importance par rapport aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité qu’elle amène les politiques à dénicher des outrages à la laïcité au moindre bout de tissu qui ne peut être en soi qu’une provocation, qu’un préalable à l’enrôlement de la jeunesse dans la cinquième colonne islamiste. Or, plus on pousse les musulmans à bout à propos de la laïcité, plus ils tendent à considérer cette dernière uniquement comme un moyen d’oppression politique. D’où les dénonciations récentes des lois de 2004 sur les signes religieux ostensibles et de 2010 sur le niqab, jugées liberticides, lois considérées comme des fondamentaux indéboulonnables de la République, donc incritiquables et indiscutables. Or, si on peut tout à fait être d’accord avec ces lois (ce qui est mon cas), comment nier qu’elles ont été conçues contre le port de vêtements étiquetés « musulmans », voire « communautaristes », sans souci de concertation ou même de discussion avec les principales concernées ? Comment nier, si ce n’est en agitant perpétuellement la menace du « modèle anglo-saxon », qu’on n’a depuis jamais cessé de voir tout signe de pratique ou d’appartenance religieuse musulmane comme antirépublicain ?
Cette revendication de toute part de la laïcité montre surtout l’incapacité de la France à réinventer son modèle de société. Car la laïcité, si elle n’est certainement pas synonyme d’interdiction de toute signe d’appartenance religieuse dans l’espace public, n’est pas non plus un outil d’organisation du vivre-ensemble. La loi fut adoptée pour arracher l’Etat français à l’influence de l’Eglise catholique, à une époque où les Français(es) étaient à une énorme majorité catholiques pratiquant(e)s. Son article 1 rappelant la liberté de conscience n’est rien d’autre qu’un rappel de l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » – DDHC qui rappelle d’ailleurs dans son article 5 que « tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché », d’où peut-être l’inclination législative des islamophobes de tout poil. Les débats qui ne cessent de ressasser voire d’opposer principe laïque et principe libéral montrent que la France en tant que communauté politique n’a jamais sérieusement pris en compte l’arrivée en grand nombre d’immigrés d’origine extra-européenne avec leurs pratiques culturelles et religieuses suscitant autant de fantasmes que de craintes. En ne faisant que recycler des principes anciens, certes largement valables mais insuffisants pour la société actuelle, notre pays s’est transformé en gigantesque terreau fertile pour les rancoeurs, les peurs et les appréhensions.
Loin de moi l’idée d’un énième point Godwin, d’autant plus inefficace pour contrer l’extrême-droite que la majorité de ses opposants sont à peine capables de justifier leur opposition sans se contredire. Si le RN continue de monter, on ne peut prédire l’avenir et la comparaison avec les années 30 et leur atmosphère rance reste peu pertinente historiquement et peu convaincante électoralement. En revanche, il est sûr que l’attitude actuelle des dirigeants ne fait que soutenir la rhétorique extrême-droitière qui acquiert peu à peu une inquiétante normalité, voire banalité dans le débat public. La manière dont les responsables politiques, pourtant destinés à représenter l’intérêt général, se vautrent dans la dénonciation de tel fait divers, de tel « dérapage » télévisé ou de tel article de sport, dans la recherche compulsive de « complices » des ennemis de la République et dans la quête obsessionnelle d’une francité AOP, ne fait que confirmer la lepénisation des esprits, qui étouffe les cerveaux français par ses certitudes amères. Car peu nombreux sont ceux, peu nombreuses sont celles qui osent encore affirmer que la politique n’a pas vocation à choisir la garde-robe des Français(es), que non, l’islam n’est pas en soi incompatible avec la République, et qu’une société qui ne se définit plus par son adhésion à des principes politiques mais par son homogénéité, voire sa pureté culturelle, est une société scrofuleuse, capable de se retourner contre ses propres citoyen(ne)s et ses propres valeurs, c’est-à-dire contre elle-même. Au reste, une société malade de ses peurs et de ses haines est-elle encore une société ?