6 questions à Joël Gombin sur le Front National

Joël Gombin est politiste (et cartographe) spécialiste du Front National. Futur docteur du Centre Universitaire de Recherches sur l’Action Publique et le Politique (CURAPP) de l’Université de Picardie Jules Verne et enseignant à Sciences Po Aix, il est passé dans les radars de Démosthène 2012 avec son analyse des reports de voix lors de la législative partielle de la 4e circonscription du Doubs. Avec les scores toujours plus hauts du Front National, il est de plus en plus présent sur la scène médiatique pour apporter ses éclairages. On a pu le retrouver récemment dans Le Monde diplomatique pour parler des trois sociologies électorales du Front National ou sur France Culture pour casser le mythe du front Républicain. Il a accepté de répondre à six questions que nous lui avons posées sur son sujet de prédilection.

Beaucoup de commentateurs ont dénoncé la contre-productivité de la stratégie de « droitisation » de Nicolas Sarkozy. Le FN vous semble-t-il bénéficier d’un effet d’agenda voire même d’un effet de cadrage politique et médiatique, dans la mesure où il entraîne ses concurrents et les journalistes sur un terrain qu’il maîtrise parfaitement ?

Joël Gombin : Il est clair que le FN bénéficie de tels effets, mais c’est vrai dans la longue durée : comme le montre Pierre Martin en 1984 s’opère un réalignement électoral autour des thèmes du FN, en particulier l’immigration, dont on n’a pas encore fini, à mon sens, de ressentir les effets. Après, les effets d’agenda et de cadrage varient évidemment dans le temps et dans l’espace : il est clair qu’ils ont été particulièrement forts cette année.

Concernant la participation électorale, la norme semblait être un FN faible lorsque l’abstention était faible. En raison de la défiance grandissante vis-à-vis des partis de gouvernement et au vu des résultats des régionales, cette règle vous paraît-elle s’être inversé ?

En fait cette règle n’a à ma connaissance jamais été vraiment vérifiée. C’est plus un discours d’acteur (visant à la mobilisation des électeurs) que de chercheur. Preuve en est que, jusqu’en 2012, les meilleurs scores du FN étaient toujours remportés lors des élections présidentielles, les plus mobilisatrices pourtant. Dans un livre que j’avais codirigé [2], Christèle Marchand avait tenté d’établir une corrélation au niveau territorial entre abstention et vote FN, en vain.

Aujourd’hui, ce qui semble clair dans la séquence ouverte avec les cantonales de 2011, c’est que le FN est plutôt plus mobilisateur de son propre électorat que les autres partis. De sorte qu’il faut sans doute retourner les termes de l’équation : on constate désormais que lorsque l’abstention recule, c’est parce que le FN a fortement mobilisé …

Vous avez montré que lors du deuxième tour de la législative partielle du Doubs [pour le remplacement de Pierre Moscovici], 49% des électeurs UMP s’étaient reportés sur la candidate frontiste, contre seulement 26% sur le socialiste, qui n’a dû sa victoire qu’à la mobilisation d’abstentionnistes du premier tour, ce qui vous a amené à parler de « fusion avancée des électorats UMP et FN ». Le PS est-il dorénavant toujours condamné à se retirer lors d’une triangulaire – même s’il est second – si le FN est en situation de l’emporter ?

Je ne suis pas sûr qu’à ce stade on puisse tirer de conclusions générales, ne serait-ce que parce que les règles du jeu changent – fût-ce de manière subtile – d’un scrutin à l’autre. Ainsi, le seuil de qualification pour le second tour est sévère pour les élections départementales ou législatives (12,5 % des inscrits), ce qui va tendanciellement limiter les triangulaires, mais plus facile d’accès aux régionales (10 % des exprimés). Ce qui, en l’état des choses, apparaît néanmoins, c’est une forme de système partisan à deux joueurs et demi, qui plus est asymétrique : il y a bien un « bloc des droites » en formation à la base, mais au sein de ce bloc les électeurs FN se reportent mieux sur les candidats LR que l’inverse. La porosité avec l’électorat de gauche demeure en revanche plus limitée, mais ce dernier se mobilise bien en faveur de la droite en cas de risque de victoire du FN. De sorte qu’à la fin – on l’a très bien vu aux cantonales – c’est toujours la droite qui gagne, même lorsque son niveau de premier tour est faible. La position actuelle du PS sur le « Front républicain » est donc peut-être moralement louable mais électoralement masochiste ; à l’inverse, le parti LR n’a aucun intérêt à clarifier sa position qui lui permet de bénéficier opportunément de renforts de voix venus tantôt de la gauche, tantôt du FN.

Les cartes régionale et départementale de l’immigration, du chômage et de l’insécurité sont souvent superposées à celle du vote FN pour l’expliquer, mais comme le montre Hervé Le Bras, cette comparaison est beaucoup moins pertinente à un niveau plus local. Serait-ce donc davantage la peur de ce cocktail que le cocktail en lui-même qui fait monter le parti ?

Même à un niveau plus macro la corrélation est assez discutable – qu’on prenne le cas de l’Île-de-France. Une chose est certaine et, je pense, acceptée par tous : si effet de ces facteurs sur le vote il y a, il passe bien sûr par le filtre des cognitions et des émotions. Dès lors, rien n’indique qu’il doive y avoir corrélation entre les mesures « objectives » de ces facteurs et le vote FN. On sait même que c’est parfois l’inverse. Pascal Perrineau avait mis en évidence l’effet de halo de l’immigration sur le vote FN ; des travaux récents montrent qu’il existe une corrélation négative entre présence d’immigrés et attitudes xénophobes.

Le plus désarçonnant avec la montée du Front National est qu’elle semble inarrêtable. Quels sont les facteurs qui peuvent ou ont pu pousser des citoyens à se désintéresser durablement de ce parti ?

Pourtant l’histoire montre que c’est faux. Après 1988 le FN n’a que peu progressé, et a connu des coups d’arrêts importants : la scission en 1998-1999, qui a durablement affaibli le parti (et ce malgré l’illusion d’optique du 21 avril 2002 – qui mettait surtout en évidence le caractère de moins en moins oligopolistique des affiliations électorales plutôt que la montée, très relative, du FN) ; la présidentielle de 2007, quand Sarkozy a réussi à faire (re)venir à droite beaucoup d’électeurs du FN, qui a enclenché un cycle de forte décrue du FN jusqu’en 2010-2011. Or aujourd’hui, à un FN qui a réussi à imposer son storytelling de la dédiabolisation et de la légitimation, répondent deux grands partis également affaiblis, par leur expérience actuelle ou récente du pouvoir et par leur incapacité à proposer un récit propre et puissant du monde tel qu’il va et tel qu’il devrait aller.

Selon un sondage IFOP, 31% des interrogés se déclarent prêts à voter pour Marine Le Pen à l’élection présidentielle, contre 27% en 2011. Le FN est aussi parvenu à puiser 800.000 voix de plus dans son réservoir de vote entre les deux tours. Existe-t-il un plafond de verre qui empêcherait – pour l’instant – Marine Le Pen et son parti d’atteindre le pouvoir ?

Je me méfie de ce genre de sondage, personne ne sait vraiment ce que ces chiffres veulent dire : 27 % prêts à voter FN en 2011, mais au final seulement 18 % qui ont effectivement voté pour elle…
Il faut souligner que, compte tenu des chassés-croisés électoraux, ce sont en réalité davantage de nouveaux électeurs que le FN a pu mobiliser entre les deux tours. Vincent Pons estime que ce sont quasiment 9 millions d’électeurs qui ont voté pour le FN à l’un des deux tours. Je pense que ce chiffre est probablement surestimé, mais il a le mérite d’attirer l’attention sur ce point.

Dans tous les cas je ne crois pas qu’il y ait un niveau maximal que le FN puisse atteindre. La séquence depuis 2011 montre qu’il faut raisonner de manière dynamique, et non statique ; le FN parvient à la fois à approfondir sa pénétration dans les milieux sociaux qui lui sont le plus favorables, et aussi à améliorer son audience dans des milieux sociaux intermédiaires ou moins favorables. Aujourd’hui, je pense que personne ne peut dire comment peut se déployer cette dynamique, à moyen terme.

Démosthène 2012, qui remercie fortement Joël Gombin pour avoir pris le temps de lui en accorder

[1] Les faux-semblants du Front National : sociologie d’un parti politique, Sylvain Crépon, Alexandre Dezé et Nonna Mayer (dir.), Presses de Sciences Po, 2015
[2] Droit(es) aux urnes en région PACA ! : l’élection présidentielle de 2007 en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, Joël Gombin et Pierre Mayance (dir.), L’Harmattan, 2009

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