Ceux qu’on abandonne

L’entrée du collège République, à Bobigny (Google Street View).

Au détour d’un article du Monde consacré à l’arrêt des cours, dans un collège REP+ de Bobigny, une semaine avant les vacances de Pâques, on s’arrête sur cette phrase : « Les moyens octroyés permettent à l’établissement de fonctionner, affirme Sébastien Demorgon, détaché auprès du directeur d’académie sur les questions de climat scolaire. Nous prenons ces incidents très au sérieux et avons proposé à l’équipe un outil d’autodiagnostic pour y faire face. » Elle fait sursauter, d’abord. Ensuite on se prend à sourire, puis à s’esclaffer bruyamment. Mara Goyet lui a d’ailleurs consacré un billet rageur sur son blog. Les faits relatés dans l’article sont particulièrement graves : départs de feu (le rez-de-chaussée partiellement incendié, tout de même), crachats, violences verbales et physiques et le déclencheur, ce lance-flammes artisanal qu’un surveillant a senti derrière sa nuque, lors d’une permanence dans le réfectoire (200 élèves dans le réfectoire, tout de même).

La réponse de l’académie de Créteil semble totalement déconnectée, hors de propos, presque folle par le sérieux avec lequel elle est énoncée. L’autodiagnostic, donc. Les équipes éducatives, qui paraissent dépassées par ces violences répétées et incontrôlées et le manque de personnel, ont justement exercé leur droit de retrait. D’une journée, au départ, puis cela s’est prolongé avec l’incendie d’une partie du rez-de-chaussée. Le problème est que le collège République n’est pas, loin s’en faut, un cas isolé. Il est un symptôme d’une réalité qu’il s’agit pour l’institution de toujours minimiser, de réduire par un silence gêné ou des propositions farfelues. C’est seulement parce que les professeurs ont décidé de « médiatiser » la situation qu’elle est parvenue jusqu’à nous. Cela signifie qu’ailleurs, le plus souvent, on se tait. Qu’on se terre. Que l’on nie, partout, l’insupportable. On propose aux équipes un « autodiagnostic », c’est-à-dire que l’on dépêche une cellule de crise du rectorat qui écoute les personnels et explique comment se positionner, individuellement et collectivement, face aux incidents en question : séance de travail en groupes, réunion collective ensuite, le tout sous le contrôle de la direction (mais la parole est « libre », bien entendu) et d’un « proviseur Vie Scolaire » de l’académie, détaché pour venir en urgence écouter les équipes déboussolées. Sans, au final, leur proposer grand-chose. Il me souvient, il y a quelques années, avoir assisté à ce type d’ « autodiagnostic », même si le terme n’avait jamais été formulé. De solutions, de volontarisme, point : on montre des powerpoints qui soulignent à quel point les élèves sont défavorisés, on pointe le « positif », on essaie de se soutenir, on se crie dessus à l’occasion puis on se réconcilie : c’est du néant mâtiné de catharsis. On réunit les élèves, on donne dans le solennel. Et tout recommence comme avant en un peu moins pire : on a « marqué le coup ».

Mais si la réponse de l’institution est terrifiante de mépris et d’incurie, l’argumentaire des enseignants, énoncé dans l’article du Monde et dans la tribune publiée dans Libération, a également de quoi surprendre. On y parle de « violence d’Etat » à l’encontre des élèves de Bobigny. Les professeurs refusent de parler d’ « agression » après l’épisode du lance-flammes car le conseil de discipline ne s’est pas tenu. Ils expliquent que leurs élèves « sont en colère » et que la seule réponse est l’exclusion (rapports, 16 conseils de discipline depuis le début de l’année). Ils mettent en exergue le mépris du rectorat qui leur répond qu’ « il y a pire ailleurs » ce qui est assez inquiétant, car on a du mal à imaginer pire situation. Cependant, lorsqu’on est soi-même enseignant mais désormais sorti des « REP+ », on entend par des collègues en poste dans plusieurs établissements, qui arrivent en pleurs de leur matinée dans un collège voisin, des histoires de chaises balancées par les fenêtres, dans les escaliers…

On a l’étrange impression que les enseignants de ce collège, en tout cas ceux qui s’expriment dans les médias, participent également de ce déni, à leur corps défendant. Mara Goyet évoque un « surmoi de gauche qui refuse de jouer le jeu de tel ou tel » : c’est en partie le problème. Si l’institution fait la sourde oreille et méprise les équipes, si le principal « garde le silence », c’est pour préserver l‘institution  et cacher ce qu’elle ne saurait voir : vieux réflexe de fonctionnaire, un peu stalinien sur les bords ou maoïste, choisissez votre camp. Il faut truquer les chiffres, éliminer les informations négatives, ne pas médiatiser les « incidents », etc.

Mais lorsque les enseignants et les équipes éducatives elles-mêmes, directement acteurs et souvent victimes desdits « incidents » et du climat délétère dans lequel ils travaillent quotidiennement, se mettent à noyer eux aussi le poisson, la coupe est pleine. Est-ce seulement à cause de la « violence d’Etat » et du manque de moyens que la situation dans ce collège est si violente, ancrée, permanente ? Si l’exclusion n’est pas la solution car elle fait « payer » les familles, que faire de ces « meneurs » dont parle l’équipe et des quelques « suiveurs » qui en profitent et pourrissent la vie de tout l’établissement ? Un quatrième CPE, demandé par l’équipe, suffirait-il à rétablir un climat de travail serein ?

La lettre ouverte publiée dans Libération affirme avec justesse que les enseignants ne peuvent seuls pallier « les inégalités sociales, géographiques, culturelles ». Mais le fameux « surmoi de gauche » empêche souvent d’appeler les choses par leur nom et de dire ce qui se passe dans de nombreux collèges. Certains sont devenus de véritables ghettos ethniques, concentrant des populations défavorisées étrangères ou d’origine étrangère, car les autres populations ont fui depuis longtemps. Il s’agit ni plus ni moins que d’un apartheid scolaire, doublé d’un apartheid social et géographique – comme le dirait Manuel Valls, l’air martial. Même les populations défavorisées de ces quartiers cherchent, lorsqu’elles le peuvent, à éviter leur collège de secteur et mettent leur enfant dans le privé. Ne restent donc que ceux qui n’ont pas le choix, qui ne savent pas comment ou ne peuvent éviter d’y inscrire leur enfant. Certains, à force de travail, de sérieux, d’abnégation et de soutien familial, parviennent à réussir. Mais ils sont une minorité héroïque, les lambeaux de l’  « ascenseur social ».

Les enseignants et les équipes éducatives sont parmi les derniers à s’intéresser à ces enfants, à ces élèves, à essayer d’ouvrir pour eux, avec eux, l’horizon des possibles. Lorsqu’ils n’y parviennent plus, ils ne savent souvent qui accuser : on parle alors de « violence d’Etat ». Certes, l’Etat n’est pas innocent, car les ghettos ne se créent pas tous seuls. Mais rejeter la responsabilité de la violence sur un Etat lointain et abstrait ne saurait constituer une réponse suffisante, ce n’est qu’un élément parmi d’autres d’une équation complexe. Ce n’est pas l’Etat qui incendie les rez-de-chaussée, qui provoque des bagarres, des insultes, un climat qui rend impossible un enseignement serein. Lorsque l’Etat minimise et tente de maintenir une chape de plomb sur les incidents, il participe d’un climat de non-dits et d’euphémismes, à coup de solutions qui n’en sont pas et de « débrouillez-vous, on ne sait pas quoi faire » (cela n’est jamais dit mais fortement suggéré). Mais quand ce sont les enseignants eux-mêmes qui, par militantisme ou pour soutenir leurs élèves et ne pas les « stigmatiser », qui accusent uniquement l’institution en excluant toute responsabilité individuelle, on a le sentiment d’un complot, d’une convergence des aveuglements. Certains par veulerie, d’autres par militantisme politique, contribuent au silence gêné et à la mise sous le boisseau de ce qui se passe réellement dans certains collèges. Une violence sourde souvent, bruyante parfois, dont les élèves de ces collèges – ceux qui s’y trouvent encore et subissent la situation – sont les premières victimes. Ceux qu’on abandonne.

Agrippine

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